Chapitre dix
NÉGOCIATIONS
Lance ton ARNOLD sur les flots :
Il en reviendra cent fois autant.
WANDEE (Mémo).
WANDEE se tenait sur le seuil de la salle du Conseil, une liasse de rapports sous le bras. Son axe pituitaire-ovarien s’était polarisé sur le tard, lui conférant un semblant de formes féminines : incurvant sa taille, arrondissant légèrement ses seins et ses hanches. Cependant, la ménopause suivit de peu ses deux ovulations perdues. Ses yeux restaient vifs et brillants, preuve d’un esprit curieux sous les cheveux gris et les rides.
« J’ai apporté les rapports sur la dissection de l’Océanide, » dit-elle.
Furlong souleva sa tête, qu’il avait posée sur ses bras, et lui adressa un regard incertain à travers la table vide. Lui seul avait été épargné par le Mégajury.
Les membres de son Cabinet avaient été reconvertis en protéines.
« Comment dois-je vous appeler, monsieur ? » Il porta les yeux sur son Bélier d’or, talisman inutile contre la colère de la fourmilière. « Entrez, Wandee. Asseyez-vous. Je ne me sens pas d’humeur protocolaire, ce matin. »
— « J’ai assisté au vote, » dit-elle doucement. « Vous avez eu de la chance. »
— « Je sais. » Il désigna la salle vide. « Mais mes conseillers ont été surpris à sommeiller. Après le torpillage de l’Armada, le jury a visionné les enregistrements optiques de nos assemblées stratégiques. Tous ceux qui ont fermé les yeux ont été jugés tireurs au flanc. La justice de la fourmilière est expéditive. »
— « Les sièges vides équivalent à un sandwich mieux garni, » dit-elle, reprenant un vieil aphorisme. « Voici les rapports. L’Océanide est très proche de notre ARNOLD Inférieur. La sélection naturelle l’a pourvu d’un bon organisme, riche en gènes et en protéines du type que nous élaborons pour nos guerriers. Nos Neurotechs m’ont dit que les Océanides possèdent un ensemble M.M.-S.N.C. qui rivalise avec nos plus grandes réussites dans le conditionnement leptoanimiste. »
— « M.M.-S.N.C ? »
— « Molécules de Mémoire du Système Nerveux Central à bandes larges : le résultat d’un régime équilibré et de la dureté de l’environnement marin. Nous avons recueilli un certain nombre de codons de bonne qualité. Ces gènes d’Océanides seront fort utiles lorsque nous mettrons au point la prochaine génération d’ARNOLD guerriers ; un nouveau Super-ARNOLD. »
Furlong secoua la tête et repoussa les rapports. « Plus d’ARNOLD ! Regardez cette analyse du prix de revient de la fournée que nous venons de produire : régime spécial, chaînes, chapelle, et des heures de consultation présidentielle. Le conditionnement leptoanimiste et les soporifiques n’ont réussi qu’à nous donner un contrôle partiel sur eux. Et voyez les résultats ! Chacun d’eux était un danger potentiel pour la fourmilière. Notre ARNOLD Supérieur s’est bel et bien évadé et n’a survécu que pour nous combattre. Nous avons construit des Moissonneurs à plancton et les avons perdus. Plus d’ARNOLD ! »
— « Mais nous ne pouvons pas nous arrêter maintenant ! » s’écria Wandee, en cherchant l’un de ses rapports. « Il est toujours en liberté ! »
— « Et alors ?… Il est génétiquement anormal. Le temps se chargera de lui. »
— « Peut-être pas, » dit-elle. « J’ai introduit cette anomalie dans ses gènes, et il est exact qu’il ne peut fabriquer quinze des acides aminés. Cependant, il doit probablement rechercher une compagne parmi les Océanides. Sa progéniture hybride ne possédera qu’un seul de ses gènes anormaux. Et le bon gène qui leur viendra de leur mère leur permettra de traiter les protéines normalement. Ils seront à moitié ARNOLD et à moitié Océanides. Très robustes ! Et intelligents aussi. »
Furlong regarda le diagramme de Mendel que lui présentait Wandee et se gaussa : « Mais nous sommes des trillions. Combien y aura-t-il de ces hybrides pour que nous devions nous en soucier ? Deux ? Dix ? »
— « Peut-être des centaines ! Vous devez vous souvenir que le roi ARNOLD est un coq de combat. »
— « Des centaines ? »
— « Cela dépendra du nombre de femelles Océanides disponibles. À en juger d’après le nombre de mâles que nos chasseurs ont ramenés durant la dernière décennie, je dirais qu’ARNOLD n’aura aucun mal à se constituer un véritable harem. Et il n’aura aucun problème pour qu’elles soient continuellement enceintes. »
— « Je suppose que cela me vaudrait le blâme d’un futur mégajury, » fit Furlong.
— « À moi aussi, » dit Wandee. « À moins de pouvoir nous concilier les jurés. Si nous n’établissons pas que la fourmilière tirera profit de tous ces ARNOLD hybrides, nous n’aurons certainement pas une retraite bien confortable. »
— « Et elle risque d’être courte, » marmonna le président, las. « Quelle est votre suggestion ? »
— « Une trêve, pour le moins. Peut-être poser les bases d’un commerce. »
Les yeux de Furlong se rétrécirent. « Une trêve ! Croyez-vous qu’il serait d’accord ? »
— « C’est possible. Je pense que ça vaut la peine d’essayer. »
Larry descendait et remontait au galop les ponts inclinés du navire endommagé. Les pompes fonctionnaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour maintenir le niveau de l’eau en dessous du champ de travail. Les équipes de Réparateurs, composées d’Océanides et de techs de Rorqual, essayaient de remettre en état les cyberéléments,
« Une grue a remué. Vous devez être sur une fibre motrice ! » cria Larry.
Un tech regarda par l’écoutille, un faisceau de petits outils luisants au poing. Il surveilla la grue tandis que l’un de ses coéquipiers répétait le stimulus. La grue se mit à élever lentement son câble. Le tech sourit et replongea à l’intérieur.
« Un appel pour ARNOLD sur la longue oreille, » bourdonna le haut-parleur du pont de Rorqual.
Larry jeta un regard par-dessus le rebord. Le géant était occupé à rapiécer la coque dans dix brasses d’eau.
« Je vais répondre, » dit le semi-humain. « Qui est-ce ? » Son mannequin piaffa d’un de ses quatre pieds lorsque la communication fut établie.
« Je suis Wandee, l’image maternelle d’ARNOLD, » dit la voix. Elle expliqua les raisons de son appel.
— « La paix ? » dit Larry. « Je suis sûr que vous aurez toute la paix que vous voudrez si vous vous contentez de nous laisser tranquilles. »
— « Mais les raids se poursuivent. Les Océanides du plateau continental sont devenus sauvages et agressifs. »
— « Je comprends ça, après votre intervention au Kilomètre Trois ! Il leur faudra du temps pour oublier. »
— « N’y a-t-il rien que la fourmilière puisse faire ? » Larry réfléchit un moment, puis secoua la tête. Furlong se pencha en avant pour augmenter le volume. « Qu’est-ce qu’il a dit ? »
— « Rien. Il a simplement secoué la tête et interrompu la communication. »
— « Bon, essayez encore une fois ! »
Wandee se releva lentement. « Je le ferai, plus tard. Il nous faudra peut-être attendre longtemps. Ces primitifs ont la mémoire longue. Nos dissections ont révélé des M.M.-S.N.C. remontant à l’enfance. Des images nettes et précises de choses survenues vingt ou trente années avant la mort. »
Furlong bâilla. Il ne savait pas très bien jusqu’où remontaient ses souvenirs à lui. Difficile de dater cette enfilade de journées monotones. Il y avait peu de changements dans la fourmilière.
— « Chargeons une péniche de présents et déléguons un négociateur avec un drapeau blanc. Nous leur offrirons n’importe quoi pour les faire parler. Ce type, Larry, semble plutôt aimable. Peut-être parlementera-t-il avec nous. »
Wandee hocha la tête. « Je suis sûre qu’ils accepteraient volontiers du linge et des enregistrements récréatifs. C’est vrai, nous connaissons des luxes dont ces primitifs n’ont pas la moindre idée. »
Le C.U. leur fournit des documents et autorisa l’envoi de la péniche. Les chantiers navals se rouvrirent pour équiper l’un des docks flottants d’un système de communication et de guidage. On le chargea de tonnes de mousseline pailletée, de bibelots et de babioles.
Le Grand Maître Ode eut deux convulsions au cours de sa réanimation. Quand il ouvrit les yeux, il vit le visage las et vieilli du Batteur.
« Je ne me sens pas bien, mais toi tu as l’air pire, » fit Ode en souriant.
— « Je vais très bien, » dit le Batteur, en vérifiant les plâtres et les bandages qui protégeaient les nombreuses fractures du Grand Maître. « Peux-tu remuer les doigts et les orteils ? »
— « Il n’y a que la main droite qui a bougé, n’est-ce pas ? »
— « Ne t’inquiète pas pour ça. L’équipe Neuro pense pouvoir décomprimer ces nerfs. Tu vas passer un bout de temps dans l’amphithéâtre chirurgical. Le travail sur la vessie va demander une bonne partie de l’après-midi. »
Ode prit une profonde inspiration. « Il y a de drôles de bruits dans ma poitrine. »
— « Ce ne sont que les fluides de perfusion. Cela fait quelques heures seulement que tu es ranimé. Cela passera. »
— « Mon numéro est déjà sorti ? »
— « Façon de parler. Je t’ai porté volontaire pour un nouvel emploi. C’est tout à fait dans tes cordes ; il s’agit plus ou moins de servir d’ambassadeur. »
— « Auprès de qui ? »
— « Des Océanides. »
Ode gémit. « As-tu oublié qui m’a envoyé ici ? »
— « Ils ont un nouveau chef à présent, un ARNOLD. Un de nos guerriers synthétiques, au comportement prévisible, programmé par la fourmilière. J’allais proposer ma propre candidature. Je le connais. Mais j’ai vu là l’occasion de te faire ranimer et d’obtenir l’autorisation des travaux de Clinique. Ce boulot te confère un droit de priorité élevé. Le président lui-même passe après toi. »
Ode tenta de hausser les épaules. « Pourquoi pas ? Je n’aurais sans doute jamais été réparé autrement, après avoir perdu mon commandement. Quand est-ce que je commence ? » Son sourire édenté dissimulait le terrifiant souvenir de la féroce attaque de Palourde. Il était heureux de n’avoir pas à affronter à nouveau cette bête enragée.
Les Méditechs l’emmenèrent sur son chariot ; il tanguait doucement dans son réseau de fils et d’aiguilles orthopédiques, les fragments d’os irritant les tissus tendres gonflés par les œdèmes et l’hémorragie.
« Mettez-le vite sur la pompe, » dit le tech. « Ces blessures continuent à absorber son sang. Il va lui falloir beaucoup plus d’hémoglobine et de calcium.
» Je pense que nous avons sauvé son scrotum. La déchirure de la vessie a été suturée. On pourra retirer les drains dans trois jours. Si l’urine s’était davantage infiltrée dans les tissus, c’aurait été fichu. Voyez si l’équipe Ostéo peut stabiliser ces fractures. Un spicule pointu pourrait réouvrir les voies urinaires. »
Ode se réveilla durant la relève des équipes. Grâce à la pompe, il n’éprouvait aucun malaise. « C’est vous l’Ostéo ? »
— « Oui. Nous allons recourir exclusivement au traitement par courant d’électrons, parce que vous devez rester dans le plâtre à cause de vos fractures du pelvis. Je place une électrode de chaque côté de la ligne de fracture afin que le courant d’électrons traverse la lésion osseuse. Cela diminue au moins de moitié le temps de guérison. »
Ode leva les yeux vers les rayons X de différentes couleurs-codes. De petits symboles + et - étaient disposés deux par deux devant chaque fracture noire. Le tech fit pénétrer ses fils électriques semblables à des aiguilles dans les tissus enflés d’Ode, à la recherche des fragments osseux.
« Résistance des tissus, 0,14 megohm. »
Le circuit externe était encastré dans le plâtre : une pile de trois volts, un microampèremètre, et un résistor de 0,63 megohm.
« Ici, la différence de potentiel sera de 0,55 volt, approximativement. Cette fracture nécessitera environ 40 coulombs. »
Le plâtre moulant le corps prit forme peu à peu, des orteils à la taille. Dix-huit circuits furent tracés sur la surface blanche, avec des fenêtres circulaires pour les cadrans de l’ampèremètre. Ode abaissa son regard sur les diagrammes.
« J’ai l’air d’une mache, » s’esclaffa-t-il.
— « À présent, nous sommes obligés de vous rendormir pour réparer la clavicule. C’est trop haut pour une anesthésie de la moelle épinière par courant à régime lent. »
— « C’est tout ? Quelques aiguilles dans mes jambes ? Je pensais que vous alliez m’enfoncer ces grosses tiges. »
Le tech sourit. « Les tiges intramédullaires ? Non. Elles sont pratiques quand il s’agit de vous remettre tout de suite sur une chaise, ou sur des béquilles. Mais, de toute façon, avec toutes ces fractures dans le pelvis, il vous faut un plâtre. Donc, le courant d’électrons est plus indiqué. Nous ne pouvons employer les deux à la fois. Les tiges I.M. détourneraient le courant ; elles le feraient en quelque sorte dériver vers l’os en formation, où il ne produirait pas l’effet que nous recherchons. »
Tandis qu’Ode s’endormait, il eut la brève vision d’une étrange quincaillerie et d’une équipe aux allures furtives.
Les guerriers Océanides s’apprêtaient à quitter l’île de Har. Leurs catamarans à coque double étaient lourdement chargés de butin provenant des vaisseaux capturés. Larry se tenait sur un dock de fortune et leur passait des sacs de graines à’Elymus arenarius.
« Et du blé des îles du Nord, » dit-il à chacun des navigateurs. « Faites bon voyage. »
L’île parut bien calme quand sa population fut revenue à la normale. Wandee appela sur la longue oreille.
« ARNOLD refuse toujours de parler à quiconque de la fourmilière, » dit Larry. « Il est furieux de la façon dont vous avez conclu l’échange de prisonniers. Tuer notre homme et le renvoyer ensuite avec le cerveau d’un classe neuf n’était pas très sportif. »
Wandee s’excusa. « La fourmilière est grande. J’ignore qui est responsable de la vivisection. Mais je pense que nos peuples devraient faire la paix. »
— « Je suis d’accord. »
— « Que doit faire la fourmilière ? »
— « Simplement rester à l’écart de notre océan ! » Wandee acquiesça.
Le Grand Maître Ode s’assit dans son lit tant bien que mal. Ces trois jours dans le plâtre l’avaient vidé de toute énergie. Il fixait sur l’échiquier un regard distrait. Son Distributeur était en train de construire une étincelante Défense Pirc-Robatsch, mais il n’arrivait pas à se concentrer. Le Batteur entra, portant une liasse de cartes marines.
« Navré de te déranger, » dit-il. « Tu as l’air un peu fatigué. Tiens, garde-les pour plus tard. »
Les rouleaux de papier furent fourrés dans un classeur au-dessus du lit. Le Batteur étudia les longs serpentins d’imprimés avant de s’en aller.
« Tu t’en sors très bien. Tu seras comme neuf d’ici quelques mois. »
Furlong convoqua le Batteur sur le chantier naval. « Notre péniche est revenue. »
— « Vraiment ? Wandee ne m’avait pas dit qu’elle était arrivée jusqu’à ARNOLD. »‘
— « Elle n’est pas arrivée. Les Océanides du plateau l’ont interceptée et ont volé les présents. »
— « C’est bizarre qu’ils l’aient laissée repartir. »
— « Je pense qu’ils voulaient nous dire quelque chose, » dit Furlong. « Regardez ça ! »
Ils montèrent sur la péniche vide. Le haut mât-senseur et les organes de commande étaient intacts. Un objet brunâtre et macabre était cloué au pont par un harpon brisé.
« La main gauche de notre négociateur ! » s’exclama le président.
Le Batteur s’appuya une seconde contre le mât.
« Ce harpon provient d’un de nos navires de chasse, » poursuivit Furlong.
Le Batteur déglutit. « Je pense que nous n’aurons plus besoin de l’ambassadeur Ode, dans ces conditions… »
— « Demandons à Wandee de rappeler Larry. Peut-être désirent-ils une rançon pour notre négociateur avant de nous envoyer son autre main… ou sa tête. Vite ! »
Larry écouta patiemment. « Je suis désolé, Wandee, mais je ne puis que vous resservir vos propres paroles. L’océan est vaste. J’ignore qui a attaqué votre homme en dépit du drapeau blanc, mais j’en parlerai au roi ARNOLD. »
Wandee fit un signe de tête à Furlong. Larry revint sur l’écran. « Nous allons nous en occuper. Il nous faudra quelques jours pour localiser l’endroit. Pouvez-vous me donner les coordonnées du point où votre péniche a fait demi-tour ? »
L’écran imprima : 250 03’14" – 145° 14’28".
Le trimaran de Palourde avait levé l’ancre. Rorqual le repéra au deuxième jour des recherches, après avoir atteint le point indiqué par les coordonnées. Larry se trouvait sur le pont avant, dans son mannequin quadrupède, et se sentait un peu centaure.
ARNOLD travaillait dans sa cabine, les petits éléments d’une main mécanique étalés sur le sol autour de lui. Il fournirait une prothèse au négociateur, s’il parvenait à persuader les Océanides d’accepter une rançon. À la vue de Palourde, ils se sentirent soulagés. « J’aurais dû le savoir ! » s’écria Larry. « La fourmilière nous a dit que vous aviez fait prisonnier un des leurs. Accepteriez-vous une rançon ? Nous avons un transmetteur, et sommes en communication avec l’un des présidents de la fourmilière, qui désire vivement récupérer son homme. »
— « Prisonnier ? » dit Palourde.
Larry sentit son sang se glacer. « Oui. Prisonnier. N’avez-vous pas capturé une péniche de la fourmilière ? Je vois des vêtements bariolés sur vos femmes, là-bas. Ils viennent de la fourmilière. »
— « Nous avons arraisonné la péniche, mais nous n’avons pas fait de prisonniers. »
Larry examina les ponts du trimaran, depuis la proue de Rorqual. Ils étaient jonchés de boîtes décorées, de garnitures dorées, de babioles électriques ; tout avait été cassé par les primitifs curieux. Un cercle de pierres et une pile d’ossements carbonisés racontaient le reste de l’histoire.
« Ils l’ont mangé, » fit tristement Larry.
Wandee fut suffoquée. Furlong se leva et quitta la pièce. La fourmilière pouvait transformer les Citoyens en protéines de base, mais un individu n’avait pas le droit d’en manger un autre !
« Je sais que ça paraît barbare, » reprit l’homme-tronc, « mais Palourde pense que vous devriez vous sentir honorés. Manger son ennemi après l’avoir vaincu est le plus grand hommage qu’on puisse lui rendre. Cela signifie que vous l’admirez et désirez lui ressembler. »
Wandee garda le silence. Le Batteur se pencha par dessus son épaule et coupa la communication.
ARNOLD se contenta de serrer les mâchoires. « Cela découragera peut-être cette satanée fourmilière d’envahir nos mers. »
Larry haussa les épaules. « Cela devrait servir à quelque chose. »
Rorqual regagna l’archipel.
Furlong introduisit une paire de Médimaches dans la chambre du Grand Maître Ode. « Il est temps d’arrêter le traitement E°par courant d’électrons. Aujourd’hui, on va remplacer le plâtre par une armature. »
— « Bien ! Ces démangeaisons commençaient à me déprimer. Où est le Batteur ? »
— « Il viendra vous voir dans la salle des Guéris. En fait, vous êtes en bien meilleure forme que lui. Il se ratatine avec l’âge. Il a l’air chaque jour plus petit. »
— « N’a-t-il pas reçu un traitement quand il était président ? »
— « Non. Il a perdu son droit de priorité en démissionnant. Mais nous essaierons de faire quelque chose pour lui, » dit Furlong en souriant. « Je vous verrai quand on vous aura enlevé le plâtre.) »
Des artères épaissies battaient sous le mince cuir chevelu du Batteur tandis qu’il installait l’échiquier dans la salle des Guéris. Ode était endormi lorsqu’on l’amena sur un chariot. Le Batteur s’assoupit aussi.
« Dites donc ! » intervint Wandee. « Allez-vous dormir éternellement, tous les deux ? »
Ode essaya d’ouvrir les yeux, mais une de ses paupières le démangeait douloureusement. « Ouille ! Je ne vois pas bien clair. »
— « Ce sont simplement les sédatifs. Y vois-tu assez pour faire une partie ? »
— « Non, » gémit le Grand Maître. « Mes jambes me tuent ! »
Le Batteur ramassa les pièces et alla les ranger. Il était trop fatigué pour rentrer dans son habitacle, et il dormit sur une natte dans un coin. Wandee contempla ses deux amis. Tous deux semblaient avoir besoin de repos. Elle vérifia leurs pouls et les imprimés avant de sortir.
Wandee appela Furlong : « Président, je viens de contrôler la Médimache du Grand Maître Ode. Les relevés semblent avoir empiré depuis qu’on a ôté le plâtre. Il souffre davantage, et son œil gauche… »
— « Ne vous inquiétez pas. Cela se produit parfois dans des opérations de ce genre. Quand on retire les électrodes, il faut s’attendre à ce que cela irrite le cal osseux qui ressoude la fracture. Il se sentira mieux demain. »
Le Batteur fut réveillé par les plaintes d’Ode. Il resta à son chevet jusqu’à ce que la Médimache ait administré une Haute Dose de tranquillisant. Mais le narcotique n’allégea pas les souffrances d’Ode. Le Batteur bondit dans le couloir et revint avec la Médimache. On fit passer à Ode une série de tests. Le Batteur ne comprenait rien à ces suites de chiffres. Un tech entra, avec un flacon d’édetate de bisodium de calcium, qu’il ajouta au sérum qui l’alimentait par voie intraveineuse. Sur son plateau-repas, on plaça un shaker de dolomite en poudre.
« Ça va un peu mieux, » soupira Ode. « Ces douleurs dans l’estomac m’inquiétaient. Elles s’étendaient partout. » Il promena ses doigts sur son torse, palpant, sondant… rien. « J’avais mal là, puis là. À présent, la douleur est partie. Les spasmes musculaires ont pris fin également. »
— « Dois-je appeler… »
— « Non, non. Je vais bien. Je vais boire quelque chose, et ensuite nous pourrons nous occuper de cette partie d’échecs dont tu parlais. »
Le Batteur prépara l’échiquier tandis que son vieil ami buvait, et leurs doigts paralysés par l’arthrite tremblaient en prenant les pions et la coupe. Le Batteur gagna à pile ou face le droit de commencer et prit le roi de droite. Il attaqua en I-P-D4, et le roi de gauche riposta par I-N-CF3. Le Grand Maître utilisa une défense semi-Tarrasch, avec une série de combinaisons non orthodoxes qui pimentèrent le milieu de la partie. Le Batteur se trouva bientôt confronté à l’impossible tâche d’arrêter deux pions associés, avec son seul roi. « Bien joué, » dit-il en renversant son roi.
Ode retapa sa literie pendant que son hôte rangeait les pièces du jeu d’échecs. Le silence du Batteur le mettait mal à l’aise.
« Je serai bientôt sur pied, » dit-il faiblement. « Comment se présente ma nouvelle fonction d’ambassadeur ? »
Le Batteur s’assit et sortit les cartes du casier. « Très bien. Nous sommes en train de monter un faisceau de liaison avec détecteurs de mensonge pour éviter toute trahison. Et on a adapté une ligne Psych sur les individus les plus marquants parmi eux. »
— « Pourquoi toutes ces précautions ? »
— « Tu seras notre premier représentant officiel. Nous ne voulons pas prendre un mauvais départ. »
— « Il y a autre chose. Tu ne me dis pas tout. »
Les deux vieux amis lurent dans la pensée l’un de l’autre, l’espace d’un moment. « Ils ont mangé notre négociateur, » dit le Batteur. « Il voguait sur l’océan sans leur consentement, mais avec un drapeau blanc, et ils l’ont mangé, tout simplement. C’était un festin de cérémonie, destiné à nous flatter et à nous décourager en même temps, je crois. »
— « Je suis découragé. »
Le Batteur esquissa un pâle sourire et tapota le bras du Grand Maître. « C’est la raison de toutes ces précautions. À présent, les individus ayant la plus forte personnalité parmi les Océanides ont été catalogués, grâce à la mémoire du C.U. Trois d’entre eux sont issus du même clone : Larry Dever, qui est à l’origine du clone ; cet énorme Entre-les-Murs, et ARNOLD. Larry Dever a été coupé en deux par le milieu du corps, il y a plus de deux cents ans. Il s’est enfui de la Suspension à l’époque où nous étions dans le Service des Égouts. Mais c’est un infirme, et il ne devrait pas représenter de danger. L’Entre-les-Murs est un colosse paisible. Il vit sur une île et n’en demande pas plus ; il ne prend aucune part aux affaires publiques. Nous connaissons ARNOLD : un guerrier agressif, présentant une carence d’acides aminés. »
Ode regarda les photos des trois hommes. Ils avaient effectivement certains traits similaires : Har ressemblait à une gargouille, ARNOLD était grand et fort, et Larry petit, mais les pommettes étaient les mêmes. « Comportement prévisible ? »
— « Oui. Aucun problème avec ces trois-là. Cependant, il y en a un qui se pose avec cet immense Océanide enragé nommé Palourde. Voici des images prises lorsqu’il a attaqué ARNOLD. C’est celui qui t’a agressé. Nous ne savons ni où il se trouve en ce moment ni ce qu’il est capable de faire. On l’a reconnu au cours de certains raids contre nos cités. Si tu tombes sur lui, il pourrait y avoir du vilain. Mais nous ne t’enverrons pas au large sans la protection d’ARNOLD. »
— « Parfait. Qui sont les femelles ? »
Les images d’Opale la Grande et de la jeune Ventre Blanc étaient obscures ; elles avaient été prises de nuit sur le pont, et il était difficile de les agrandir pour une analyse précise.
— « La jeune est probablement l’une des compagnes d’ARNOLD. Nous n’avons pas identifié la vieille, ce n’est qu’une femelle quelconque. »
Ode hocha la tête. Le Batteur roula les cartes et les remit dans le casier. « Repose-toi. Tu vas avoir besoin de toutes tes forces. »
— « Quand appareillerai-je ? »
— « Bientôt. Le président est inquiet. »
« Fourchette ! » s’écria le Batteur triomphalement. Il avait pris en fourchette avec son pion la reine, le cavalier et le fou de la quatrième rangée. Cela lui paraissait trop facile, et il avait passé un long moment à chercher le piège. Il n’y en avait pas.
— « J’ai laissé passer ce coup-là, » fit Ode avec causticité. Il jouait avec témérité et hargne, mais ses combinaisons ne lui apportaient toujours qu’une très faible position, et aucun gain matériel.
— « Échec ! » dit le Batteur. Il avait élevé la voix en posant son cavalier, non par joie mais par étonnement, et par crainte. Le Grand Maître avait laissé le cavalier prendre en fourchette son roi, sa reine et la tour du roi.
— « Encore ? Je ne l’avais même pas vu ! Ils doivent me donner des hallucinogènes ! » clama Ode. Il renversa les pièces. « Je ne peux pas jouer dans cette foutue chambre ! »
« Il dort, » chuchota Wandee. Elle se tenait sur le seuil de la pièce obscurcie, en compagnie du Batteur.
— « Il est terriblement malade. Son esprit semble touché. Je l’ai battu aux échecs cet après-midi ! »
— « Mais vous êtes un très bon joueur, non ? »
— « Pas à ce point ! Personne ne peut prendre un Grand Maître en fourchette, pas même un autre Grand Maître ! Son esprit se détériore. Il criait fort et devenait violent. »
— « Eh bien, il semble assez calme pour l’instant. »
— « Examinez-le, voulez-vous ? Je vous en prie ! » Wandee fit signe à la Médi-équipe de la suivre et entra sur la pointe des pieds dans la chambre plongée dans l’obscurité. Ode geignait et marmonnait. « Somnolence, » murmura-t-elle. « Prélevez un peu de sang et d’urine. Mettez l’écran en marche. »
Le Batteur faisait les cent pas dans le couloir. Il entendait les voix assourdies : « Anémie, fragmentation basophilique des globules rouges, coproporphyrine trois dans les urines… »
— « Empoisonnement par le plomb, » dit Wandee, en s’essuyant les mains, au seuil de la chambre.
— « Quoi ? Comment… ? »
— « Je ne sais pas où il a attrapé ça, mais tous les signes sont là. Cette ligne noire sur ses gencives, c’est du sulfure de plomb. L’éther extrait de son urine est fluorescent, et le taux de plomb dans l’urine est d’environ deux micromoles par litre, bien au-dessus du niveau de toxicité. Les symptômes mentaux sont s’ans doute les signes d’une tumeur au cerveau. Il faudrait pratiquer immédiatement une chélation, sinon il va être pris de convulsions et entrer dans le coma. »
— « Une chélation ? » interrogea le Batteur. « Qu’est-ce que c’est ? »
— « Nous débarrassons l’organisme du plomb en administrant une molécule qui se combine avec lui ; l’édetate, dans le cas présent. »
« Dyspepsie, » se plaignit Ode, en repoussant son hors-d’œuvre. « Ma tête va un peu mieux, aujourd’hui. Où en sont les guerres Océanides ? »
— « Nos cités côtières sont toujours en état de siège, » dit le Batteur. « J’étais naïf de croire qu’ils voulaient la paix. Ces aborigènes aquatiques sont devenus de véritables bandits, assoiffés de vengeance, et qui nous attaquent par surprise. Mais Furlong a un plan susceptible de réduire les pertes. »
Ode lampa son verre et joua avec son dessert, endettant son nougat pour prendre les morceaux de fruits et de noisettes. « Je dois servir d’agent de liaison entre la fourmilière et ARNOLD, c’est ça ? Mais il y a une erreur dans votre raisonnement : personne ne contrôle les Océanides du plateau continental. Comment pourrait-on arrêter un si grand nombre de petites bandes ? »
— « Peut-être ne peut-on pas les arrêter toutes, mais tu pourras tenter d’apprendre pourquoi ils livrent ces raids. Est-ce une simple lubie ? Ou cherchent-ils quelque chose dans nos cités ? Tu seras autorisé à leur offrir des cadeaux, en réparation de notre assaut contre le Kilomètre Trois, en plus d’une dîme régulière qui sera déposée sur la plage. »
— « Une dîme ? Mais nous sommes tellement pauvres ! »
— « Tu les apaiseras avec quelques objets de pacotille, » fit le Batteur, moqueur. « Quand ils seront d’humeur moins combative, nous n’aurons aucun scrupule à renier nos promesses, mais, dans l’immédiat, cela nous coûtera moins cher que de nous battre. »
Ode secoua la tête. « Je crois qu’ils préfèrent lutter pour obtenir quelque chose plutôt que nous ne le leur donnions, mais je vais essayer. »
Ode disposa soigneusement ses béquilles sur le siège auprès de lui et fit un faible geste de la main en direction du dock. Le Batteur et Wandee lui répondirent. Les autres représentants de la fourmilière ne bougèrent pas, et restèrent plantés en formation désordonnée tandis que le cybercanot descendait l’égout, emportant vers la mer son passager solitaire.
« On ne peut pas le laisser partir comme ça, » objecta tristement Wandee. « Il n’est pas bien. »
— « Je sais, » dit le Batteur. « Mais une croisière en mer pourrait lui être plus profitable qu’un séjour en Clinique. Il emporte ses médicaments. Nous resterons en contact avec lui. Ce travail est d’une grande importance et exige quelqu’un de sa capacité. »
Wandee se résigna à agiter la main. Plus tard, alors qu’ils remontaient vers ses labos, elle parcourut à nouveau les rapports concernant Ode. « Il a incontestablement recueilli des ions métalliques. Regardez ça : argent, mercure, plomb… »
Le Batteur haussa les épaules. « Ils ont effectivement poussé le traitement par courant d’électrons au-delà de la limite de sécurité. Je suppose que nous aurions dû prévoir des réactions secondaires. Mais nous avions si peu de temps… »
— « Il y a une chose qui m’intrigue. Il a dit qu’ils ne s’étaient pas servis des tiges intramédulaires pour ses fractures fémorales, mais nos rayons X ont révélé des tiges d’acier et tout un matériel interne. »
— « Il est fréquent d’avoir recours aux tiges, surtout lorsqu’on veut rendre rapidement l’usage de ses jambes au malade. Il a dû mal comprendre. »
Elle poursuivit sa lecture. « Et il y a la question de la vision. Il s’est plaint de scotomes, de taches sombres dans son champ visuel gauche… »
— « Je sais. Il m’en a parlé aussi. Furlong pensait que c’était dû au plomb… que cela provenait de sa névrite périphérique, ou de son encéphalopathie. »
— « Eh bien, je n’aime pas ça du tout, » dit-elle. « En principe, dans ce traitement, on emploie des électrodes en or pour prévenir tous ces accidents. »
Le Batteur soupira. « Vous savez ce qu’il en est des problèmes budgétaires. La Clinique ne fait pas exception à la règle. »
Rorqual s’arrêta à quatre cents mètres de la péniche vide. Elle était restée ancrée sur le point de rencontre depuis six mois environ. Des animaux sessiles festonnaient le dessous de sa coque et épaississaient ses chaînes. Le pont était encroûté de sel. Trois Électro-techs partirent dans un outrigger d’extrusion afin de vérifier si elle était piégée. Les recherches s’avérant négatives, ils firent signe au Moissonneur d’avancer. Larry et ARNOLD inspectèrent le pont, qui s’effritait à cause des vers et des oxydes.
« Ça n’a pas l’air très sûr, » dit Larry, accrochant un de ses sabots arrière à une poutre en décomposition.
— « Nous ne pouvons pas les rencontrer ailleurs, » grogna ARNOLD. « Pas sur Rorqual, ni sur aucune île ! Aucun de ces salauds de la fourmilière ne posera jamais le pied sur un de nos territoires ! »
Larry hocha la tête. « Moins ils en sauront sur nous, mieux ce sera. Il ne faut pas qu’ils voient nos équipements d’ange, ni tous tes enfants. Que les optiques du bateau restent en dehors de nos conversations avec Wandee. »
Rorqual prit acte de cette nouvelle règle. Sa longue-vue décela un point noir dans le lointain. « Un canot approche. »
— « Montre-nous ça en gros plan. On dirait un vieillard. Regardez comme il tremble. Je ne puis voir son visage à travers son casque, mais c’est le Néchiffe le plus maigre que j’aie jamais vu, estropié et tout voûté. Je me demande ce que sont les cadeaux… »
— « Sans doute des bombes, » grommela ARNOLD.
— « Non… Ils sont toujours dans la zone V. Oh, oh ! Ce type a des ennuis ; il est plié en deux et il se tient le ventre. Il a retiré son casque ; il essaie de boire quelque chose, mais les nausées redoublent. Je suis sûr qu’il a le mal de mer. »
— « Peut-être est-il atteint d’une maladie infectieuse, » dit ARNOLD. « Il est possible qu’ils essaient de nous donner quelque chose en plus des cadeaux, cette fois-ci… la peste, par exemple. »
— « Tu as raison. En arrière, Rorqual. »
— « Alors, on joue à la guerre bactériologique ? L’homme que vous avez envoyé est malade, » dit ARNOLD, accusateur.
Wandee fixa l’écran vide. « Mais vous voyez bien sur les détecteurs de mensonge que nous disons la vérité. Le Grand Maître Ode souffre d’une surcharge d’ions métalliques résultant du traitement de ses fractures. C’est tout. Rien de contagieux. »
— « Eh bien, il est couché sur le pont, et on dirait qu’il vomit. »
— « À quelle distance êtes-vous ? »
Larry lança un regard à ARNOLD. Il fallait que le canot soit bien pauvrement équipé pour qu’elle soit obligée de demander cela.
— « Environ huit, kilomètres, vent en poupe. Nous laisserons ce radeau de côté sous le vent jusqu’au matin. Ensuite, nous irons peut-être parler à votre homme. Inutile de tenir une conférence avec quelqu’un qui risque de mourir au beau milieu des négociations. »
Wandee acquiesça et se tourna vers le Batteur. « Pouvez-vous contacter Ode afin qu’il reprenne du calcium ? »
Le spectacle des souffrances du vieillard attristait le Batteur. Lorsqu’il parla, sa voix était tendue : « Ils attendront jusqu’à l’aube. Puis ils viendront te parler. Essaie de reprendre du calcium. »
Ode grimaça. « Tout va bien. J’ai un peu le mal de mer, c’est tout. La mer est mauvaise, et je suis passablement secoué. Sans doute ai-je laissé mon pied marin à la Suspension. Ne t’en fais pas. »
Larry garda le scrutateur à infrarouges pointé vers le radeau, avec un grossissement de 50. Rorqual contrôlait les canaux d’émission du petit bateau. L’océan se calma et une lune éclatante se leva.
« Tout semble calme, » dit ARNOLD. « Allons manger un morceau et prendre un peu de repos. Le navire nous appellera si quelque chose se produit. »
L’onde de choc et le bruit des sirènes atteignirent la cabine au même moment. Larry dégringola de sa couchette, dans un enchevêtrement d’appendices-mache.
Houuuup ! Houuuup ! Houuuup !
Un nuage de fumée s’élevait de la péniche. Le canot avait chaviré.
« Passe-moi le film des minutes précédant l’explosion ! » cria Larry, essayant de trouver une explication. « Oh, oh ! je vois ! À ce qu’on dirait, les Océanides du plateau ont envoyé une délégation à la péniche de la fourmilière. »
ARNOLD fit irruption, furieux. « Encore une traîtrise de la fourmilière ! Partons d’ici ! »
— « Attends ! » dit Larry. « Il y avait des visiteurs sur la péniche au moment de l’explosion. Montre-nous des agrandissements et quelques plans fixes. Regarde, c’est Palourde et quelques-uns de ses congénères. Ils paraissent bavarder paisiblement avec le vieil ambassadeur. Je ne sais pas ce qui a causé l’explosion. Les autres avaient aussi apporté des présents. »
Le canot remonta dans les mâchoires d’un grappin. Une traînée de gouttes d’eau marqua le pont.
« Irons-nous faire un tour sur la péniche avant de partir ? Elle donne de la bande. Nous devons faire vite si nous voulons découvrir quelque chose. » Larry regarda à l’intérieur du canot, puis monta sur un grappin pour inspecter la péniche carbonisée. « Pas grand-chose, ici. Toute la viande doit se trouver dans ce coin où les poissons ont l’air très occupés. Quelle que soit la nature de l’explosion, elle a bel et bien nettoyé ce vieux bateau. »
Rorqual renifla les alentours à l’aide du senseur de la grue L-2 et découvrit des traces de nitroglycérine.
« Ça pouvait être une sacoche explosive. L’une comme l’autre des parties peut avoir fait le coup, » dit Larry.
— « C’est la fourmilière ! » cracha ARNOLD.
— « Mais les détecteurs de mensonge étaient O.K., et leur propre envoyé était sur les lieux. »
— « Les nôtres aussi, et ils étaient plus nombreux. » Larry haussa les épaules. « Wandee était plutôt bouleversée. Elle pense que nous sommes les responsables. Il vaudrait mieux que nos techs examinent ce canot pour y chercher des indices. Que Rorqual sonde également le cerveau du petit bateau. Nous apprendrons peut-être quelque chose. En attendant, je suis d’avis que nous nous éloignions du plateau continental. À la maison, Rorqual ! »
Le panneau du magasin à outils était ouvert. Le soleil faisait étinceler le canot pris dans les mâchoires du Démonteur. Larry se faufila entre les établis.
« Une bonne paire d’optiques, » dit le tech, la tête dans la boîte sensorielle du canot. « Fluorite ordinaire renforcée de verre à ultraviolets et de séléniure de plomb à infrarouges. »
• – « Rien dans le cerveau qui ressemble à une supercherie. Nous le ferons absorber à Rorqual afin qu’il l’analyse par la suite. »
Larry examina les premiers rapports. « Il semble que ce bateau ne savait rien de la bombe. Je croirais plutôt que c’est l’œuvre de Palourde. Il serait équitable de le renvoyer à la fourmilière. »
ARNOLD acquiesça à contrecœur. « Je reconnais que le canot d’un ambassadeur ne peut être considéré comme butin de guerre. Pour quoi faire, ces fleurs ? »
Larry disposa un rosier épineux sous le siège, près d’une des béquilles roussies d’Ode. « Simplement un petit cadeau pour le Batteur et Wandee. Nous n’avons pas de corps à leur rendre. » Il se mit soudain à se sucer le pouce. « Ouille ! »
« Ce canot avait une toute petite mémoire : essentiellement des données du Service des Égouts, et quelques conseils de navigation récents, » dit Larry. « Mais les données concernant la pluie de météorites ont soulevé la curiosité de Rorqual. »
— « Cela doit remonter à une vingtaine d’années. Quel rapport avec la navigation ? »
— « Le système nerveux de la fourmilière couvre les principaux continents. Il s’est produit une perturbation importante dans l’océan Arctique, un véritable holocauste. Les senseurs ont repéré les points d’impact de plusieurs météorites dans la région. »
— « Quel est son indice de curiosité ? » questionna ARNOLD.
— « Zéro virgule sept, et ça augmente. »
— « Cela vaudrait peut-être la peine de s’attacher à cette piste. Si nous avons l’occasion de reprendre contact avec la fourmilière, nous pourrions leur demander davantage de détails, et leur offrir par exemple du poisson en échange. Je répugne à l’admettre, mais certains des circuits conçus par les nouveaux labos du chantier naval étaient vraiment très pratiques. Nous pourrions en employer quelques-uns, si la fourmilière est désireuse d’acheter notre amitié. Nous serions en mesure d’accélérer les réparations des maches et des Moissonneurs. »
Larry approuva. « Je suis persuadé qu’ils nous rappelleront sitôt que sera oubliée cette explosion du radeau. Ils semblent déterminés à nous entraîner dans des négociations. »
Wandee borda le vieux Batteur dans son canapé et cueillit pour lui un cynorhodon. « Riche en bioflavonoïdes, » dit-elle en lui tendant le fruit de Rosa rugosa de la taille d’une prune. Il sourit faiblement et mastiqua les savorisées.
« Ces fleurs ont des pistils chargés, » remarqua-t-elle. « Furlong a dit qu’il verrait si vous pouvez les garder assez longtemps pour retrouver vos forces, comme supplément à votre régime. »
— « Quels sont les autres projets du président en ce qui me concerne ? »
— « Le traitement N.H., si vous le désirez. De nouvelles glandes endocrines vous rendraient sans doute votre tonus, » dit-elle en souriant.
Le Batteur s’irrita. « Serai-je le prochain ambassadeur auprès des Océanides ? Dans ce cas, vous pouvez lui dire que je suis trop vieux pour les supercheries. Mais cela ne me déplairait pas de revoir ARNOLD avant de mourir ; après tout, c’est moi qui l’ai élevé. »
Wandee approuva chaleureusement. « Naturellement. Je suis certaine qu’ARNOLD vous protégera. Vous pourriez en profiter pour le questionner au sujet des raids, mais ce n’est pas nécessaire. »
— « Je sais. Je sais. Les discours ne coûtent rien, et je serai le porte-parole. Eh bien, pour moi ce ne sera rien d’autre qu’une visite de courtoisie, si ARNOLD le veut bien. Pas de manigances. »
— « Parfait, » dit-elle.
Furlong attendait dehors dans le couloir. Il se leva et éteignit l’écran à son approche. « Merci, Wandee. Vous vous en êtes sortie à merveille. Je savais qu’il accepterait mieux cette proposition venant de vous. »
Wandee était grave. « Il ne court aucun danger, n’est-ce pas ? »
— « Nous serons plus prudents, cette fois, » dit-il. Le Batteur sursauta lorsque l’équipe de la Clinique apparut soudain.
« Quand le Président dit " sautez ", nous sautons, » dirent-ils. « Accrochez-vous bien. » Une brigade de la Sûreté les précédait, pour dégager la spirale. Les brancardiers arrivèrent à la Clinique en moins d’une heure. Le Batteur vit qu’ils se préparaient à l’endormir.
« Je pensais que l’on pouvait régénérer l’axe neurohumoral avec un simple sédatif, » dit-il.
— « Vous êtes ici pour un N.H., plus un œil, plus une hanche. Ce n’est pas une petite affaire. À présent, détendez-vous ; la Médimache va placer les tubes et les fils. »
Dix-huit heures plus tard, le Batteur s’éveilla à la douleur. Ses yeux étaient pansés. Sa hanche le faisait souffrir. Quand il gémit, une main lui toucha le bras.
« Du calme, » dit une femme.
— « Wandee ? »
— « Ils m’ont avertie de l’opération quand tout a été terminé. Je peux rester ici et veiller sur vous jusqu’à ce que l’on retire les pansements. Avez-vous besoin d’autre chose pour calmer la douleur ? »
Il réfléchit un moment. Quelque chose avait émoussé la souffrance. « Non. Pas maintenant. »
— « Bien. J’ai vérifié votre feuille O.U. Ils ont dû vous donner un traitement royal. Toutes les équipes étaient présentes. On a pris une douzaine de copies embryoniques de votre clone, à trente millimètres. L’infusion N.H. contenait des cellules primordiales provenant de leurs glandes endocrines : pituitaire, thyroïde, surrénale, testicules, glomus carotidien, pinéale, organe de Zuckerkandl. À présent, ces cellules se sont répandues dans votre moelle épinière et vos capillaires pulmonaires. Elles devraient produire les hormones requises d’ici quelques semaines. »
Le Batteur geignit doucement. Elle continua à parler, pour tenter de le réconforter.
« Ils ont fait du bon travail sur la hanche. J’ai vu les radios. Et la photo de votre rétine à travers le nouveau cristallin est très bonne. Vous serez comme neuf dans quelques mois. »
Le Batteur connaissait ce refrain. On avait tenu le même discours à Ode avant qu’il meure entre les mains des Océanides. Il gémit. « Donnez-moi plutôt quelque chose pour m’aider à dormir. Je ne me sens pas très bien. » Un opiacé de synthèse calma les terminaisons nerveuses à vif.
Wandee appela ARNOLD pour obtenir l’autorisation de visite. La rencontre aurait lieu de nuit afin que les radiations solaires ne le blessent pas. Il devrait être nu ; pas de colis.
Le Batteur sursauta en montant dans l’outrigger. Sa peau nue se couvrit de chair de poule ; elle était blanche et ridée sous la lueur des étoiles. « Il y a une pile de couvertures sur le siège avant ! » cria Trilobite. Le Batteur scruta les eaux sombres et clapotantes où disparaissait une remorque. Il laissa le canot attaché à une bouée, se ramassa en boule et attendit, tandis que la petite mache en forme de pelle lui faisait traverser les trois kilomètres d’océan.
« Il n’a absolument rien sur lui, pas même ce sachet de pilules. Fais descendre le télésiège, tandis que je lui prépare un bol de ragoût chaud, épais et bien assaisonné, » dit ARNOLD.
— « Entendu ! »
Sur le pont, le Néchiffe nu fut accueilli par Trilobite et un centaure.
« ARNOLD t’a préparé quelque chose de chaud dans la cabine. Viens. »
Ils passèrent devant les énormes optiques du bateau, en direction de la cabine, d’où parvenait l’arôme de la viande et des légumes.
« Je suis venu vous mettre en garde, » dit le Batteur. « N’ayez aucune relation avec la fourmilière. On ne peut pas lui faire confiance. Elle ne désire que gagner du temps pour pouvoir étudier vos points faibles afin de mieux vous écraser ensuite. »
Larry se contenta de sourire. « C’est drôle, mais nous sommes dans les mêmes dispositions. Connaître tous les points faibles de la fourmilière, pour l’écraser une nouvelle fois ! »
Brusquement, Trilobite se mit à danser devant le petit Néchiffe bedonnant et le frappa au cou du bout de sa queue d’un mètre. Le sang gicla. Le Batteur s’effondra sur le pont, en suffoquant.
Larry se dressa sur ses pattes de derrière et s’interposa entre le vieillard et le cyber. Le Batteur essaya de ramper, mais ses mains glissaient dans les flaques de sang.
« Une Médi-équipe ! » hurla Larry. « Mon Dieu ! Que fais-tu, Trilobite ? Tuer un humain… »
— « Je l’ai sauvé ! » dit la mache, en essayant de se glisser de sous le sabot qui la maintenait au sol. « J’ai coupé le mécanisme de déclenchement. Il est piégé. Il y a un optique dans son œil et une bombe dans son abdomen ! »
ARNOLD se précipita hors de la cabine et berça dans ses bras son image paternelle. Il appliqua une compresse sur la déchirure du cou. « Une bombe ? »
— « Oui, » dit la mache. « Rorqual l’a détectée quand il est passé devant son optique. En deux secondes, il a compris ce dont il s’agissait. Comme le détecteur de mensonge est en zone V, il savait que le Batteur n’était pas au courant. Quand le signal de destruction a été donné par la fourmilière, il a fallu que j’intervienne. »
La Médimache remplaça le sang perdu et sutura la blessure. Le Batteur revint à lui et demanda un analgésique.
« Quelle bombe ? » interrogea-t-il, incrédule.
Larry lui expliqua. « Et les électrodes sont dans tes fémurs. »
Le Batteur rit. « Vous vous trompez. J’ai été opéré ; on m’a placé une prothèse bilatérale. Quant à mon œil, ce n’est qu’un cristallin synthétique. On m’a opéré de la cataracte. C’est tout. »
Larry secoua la tête. « Je regrette, mais Rorqual ne commet pas d’erreur de ce genre. Tu as des hanches artificielles, c’est vrai ; mais récemment on les a garnies, d’argent à droite et de plomb à gauche. Le taux de ces métaux dans ton sérum est en augmentation ; il a voisine un micromole par litre. »
Sur l’écran s’imprimèrent les chiffres :
½ Pb ++ E°= + 0,126 K = 1,3 X 102
Ag+ E°= – 0,800 K = 3,5 x 10-14
« Tu ferais une bonne batterie, » dit Larry. « Ces potentiels oxydation-réduction sont suffisamment espacés. »
— « Furlong ! » cracha le Batteur. « Il avait dû piéger également ce pauvre Ode. Bon sang ! Et c’est moi qui ai entraîné Ode là-dedans ! »
— « Ne t’en fais pas, » dit le géant, d’une voix d’une douceur inhabituelle. « Notre Médi-équipe va t’examiner et retirer ce truc de là-dedans. »
— « Il vaudrait mieux l’emmener plus à l’arrière. Il n’est pas loin du cerveau du bateau ici. Si jamais il explosait… »
ARNOLD se rappela les dégâts faits sur le radeau. On édifia en zone neutre un abri aux parois minces. Une solide Mache de Guerre était plantée devant, avec des plateaux de rafraîchissements, cependant que la Médi-équipe commençait les recherches. Les humains étaient rassemblés dans la cabine avant et parlaient par intercom.
« Il s’agit bien d’une bombe. Il nous faudrait un Épurateur de Sang pour nous débarrasser de ces ions avant l’opération. Le filtre cardiopulmonaire nous prendra plus de temps. »
— « Prenez tout le temps qu’il vous faudra, » dit ARNOLD. « Faites attention. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose. »
Le Méditech ne dit rien, mais il était conscient qu’une explosion l’emporterait en même temps que le patient.
« Autant repartir vers les îles, » dit Larry. « Le Batteur n’a plus besoin de rentrer à la fourmilière, maintenant. Il est beaucoup plus en sécurité avec nous. »
— « Hissez le canot. Un capitaine en a toujours besoin ! » cria ARNOLD.
Des images apparurent sur l’écran, ternes et floues.
« Voici donc ce que capte la caméra-espion dans mon œil. Pourquoi est-ce si trouble ? Je n’ai pas la vue aussi faible. »
— « Vous vous servez de vos deux yeux. Il y a un ptérygion sur cette cornée : un réseau de vaisseaux microscopiques. De plus, c’est un très petit optique, moins de vingt-cinq mille points, » expliqua l’Électro-tech. Il agrandit plusieurs des images enregistrées, à titre d’échantillon. Les visages étaient des masques anonymes. Les paysages, des contours vagues.
— « Ces pauvres Océanides sur le radeau d’Ode… Je suis sûr que Furlong ne savait pas qui ils étaient. Il a dû voir deux ou trois visiteurs costauds, et il espérait que l’un d’eux était ARNOLD quand il a appuyé sur le gros bouton noir. »
Le tech hocha la tête. « Je suis convaincu qu’il n’a pu identifier personne à l’aide des seuls optiques, mais il y a aussi un dispositif sonore. Le transmetteur se trouve dans la partie droite du thorax, aussi la plupart des sons que j’entends sont produits par votre cœur et vos poumons. Mais je pense que Furlong a pu comprendre des fragments de vos conversations. Ça, plus les optiques, lui a appris que vous étiez près du poste de commandes de Rorqual quand il a appuyé sur le bouton. »
— « Ma cible : le cerveau du navire. Bon sang ! »
Rorqual jeta l’ancre près d’une île, du côté sous le vent. Les tests se poursuivaient. On localisa huit paires de fioles grâce aux rayons X. Elles étaient fixées au corps vertébral, derrière l’épine dorsale, et partaient du niveau des artères rénales pour aboutir au pelvis, entre la prostate et le sacrum. Les Électrotechs étaient en train de construire une réplique des circuits pour les étudier avant de s’attaquer à la bombe réelle.
« Prends un peu de détente, Larry. Ils ne seront pas prêts à couper le circuit avant demain. Mes épouses vont à terre chercher des légumes frais. Veux-tu les accompagner ? C’est assez rocailleux et elles pourraient avoir besoin d’aide pour le transport. »
Larry accepta. L’ascenseur amena un essaim de filles robustes, parmi lesquelles se trouvait Ventre Blanc. Elles portaient des sacs vides, et attendirent contre le bastingage, bavardant et riant.
« Amenez le canot du capitaine ! » cria Larry.
L’île était un conglomérat d’éboulis, de cinq kilomètres sur deux, avec quelques arpents de gazon ça et là. Un édifice antique d’avant la fourmilière marquait le point culminant. Au nord de cette construction s’étendait un marais d’un hectare, en une dépression circulaire. Le canot trouva une crique abritée et s’ancra contre un quai désagrégé. Il y avait des escaliers de pierre qui ne menaient nulle part.
De grosses gouttes de pluie éparses frappèrent le petit groupe.
« Drôle de temps, » fit Larry, en levant les yeux vers les nuages malveillants. « Venez ! » Ses sabots agiles le portèrent jusqu’en haut de la pente, où il découvrit le premier carré de légumes : des plates-bandes oblongues occupant des sillons qui redescendaient vers le marais. « Probablement un ancien tracé d’irrigation. Ceux qui vivaient ici, quels qu’ils fussent, devaient avoir une Agrimache très efficace. De nombreux plants ont subsisté : persil, sauge, ciboulette, thym… et du poireau sauvage ! » Il arracha le gros pied d’ail à la saveur douce – Allium ampeloprasum.
Ventre Blanc remplit deux sacs de bulbes et les fixa sur le dos de centaure de Larry. « Je crois que tu viens de réinventer le bât, » dit-il, en mâchonnant un poireau. Ils arrachèrent des racines de cardamome (Alpinia striata) pour le thé et l’assaisonnement du poisson. Tandis que les sacs se remplissaient, Larry décida d’aller inspecter rapidement l’édifice. Il invita Ventre Blanc.
« Saute sur mon dos, et nous allons jeter un coup d’œil à ces vieilles ruines. »
Il ne restait que deux tours couvertes de plantes grimpantes, et qui renfermaient un tas de moellons ensablés. « Ce marais a une forme circulaire parfaite ; c’était sans doute un réservoir autrefois. » Elle resserra l’étreinte de ses genoux comme il avançait dans l’eau peu profonde, arrachant au passage un pied de macis, dont il ôta l’écorce verte pour macher le cœur blanc.
Il barbotait, tout en mangeant et en lui offrant des racines et des tiges de massette (Typhia latifolia). Ses sabots dérapèrent sur une surface lisse et vitreuse enfouie sous quelques centimètres de boue. Il se débattit et tomba, l’envoyant à terre. Elle se releva, drapée de feuilles humides.
« Merci pour la promenade ! » dit-elle en riant.
Il fit le tour de l’objet, qui se présentait comme un segment de fuselage. Après avoir considéré une nouvelle fois la dépression circulaire et remplie d’eau, il décida que c’avait dû être une carrière, et une tombe pour le carrier.
Le galant centaure aida Ventre Blanc à se remettre en selle. Le soleil sécha sa peau, pendant qu’ils faisaient le tour de l’île, ramassant de l’aneth et de l’échalote. « Nous les ferons confire dans du vinaigre, » dit-elle, en montrant l’oignon sauvage.
Le canot du capitaine regagna le navire au crépuscule, avec des sacs gonflés d’épices au parfum violent.
« La soupe et la salade seront bien relevées ce soir, » commenta Larry en descendant vers l’atelier pour faire réparer ses sabots.
— « J’ai de mauvaises nouvelles en ce qui concerne l’ambassadeur, » dit ARNOLD. « Il ne va pas être possible de le désarmer. »
— « Pourquoi ? »
— « Nous avons fait une copie des circuits. Ces charges s’amorcent automatiquement. Si l’on coupe le circuit en un point quelconque… elles explosent ! »
Larry examina les diagrammes. « Comment cela fonctionne-t-il ? »
ARNOLD désigna les charges explosives, alignées deux par deux. « La nitro-enveloppe entoure un circuit noyau. Il est ouvert en ce moment, armé si tu préfères. Les batteries plomb et argent dans ses jambes ne fournissent pas le courant de déclenchement ; mais rien qu’un courant senseur. S’il meurt et que sa circulation s’arrête, les électrodes de plomb et d’argent perdront leur électrolyte à écoulement libre, son sang. Elles s’interrompront et il se produira une chute de potentiel, fermant le circuit noyau… et bang ! »
Larry hocha la tête. « C’est le courant fourni par les batteries des jambes qui l’empêche d’exploser ? »
— « Oui. Et si nous sectionnons les fils à n’importe quel endroit, eh bien le courant s’arrête, et bang encore. »
— « Que faisons-nous ? »
— -« Pour commencer, ils l’ont retiré de l’Épurateur de Sang. Il est nécessaire que les ions continuent à circuler pour faire marcher la batterie. »
— « Mais ce sont des poisons ! »
ARNOLD s’effondra sur une caisse à outils, un géant terrassé. « Bon Dieu ! Je sais bien ! » dit-il doucement. « Dans tous les cas, le pauvre vieux diable mourra. L’Ocutech a dit que le senseur placé dans son cristallin par la fourmilière laisse également filtrer des ions. Les cônes et les bâtonnets se plombent, ce qui va entraîner la cécité. »
— « N’y a-t-il rien que nous puissions faire ? » ARNOLD secoua la tête. « Rorqual a fait un essai simulé. Quand la fourmilière a fermé le circuit, les charges se sont armées. Si nous interrompons le circuit… »
Larry posa son sabot sur la table et retira son disque tracteur d’un air absent, tout en examinant les radios. « Huit charges… un collecteur optique dans son œil… le déclencheur qui va de la jugulaire à l’abdomen… Trilobite l’a coupé. Deux circuits senseurs : celui qui est amarré à l’épine dorsale, et la batterie physiologique dans ses jambes. Si nous y touchons, il explose. Si nous n’y touchons pas, il meurt à petit feu, empoisonné par les ions. Un travail soigné ; mais aucun piège de la fourmilière ne peut être parfait à ce point. Je voudrais essayer de le désarmer à distance. Il n’a rien à y perdre. »
ARNOLD secoua la tête. « Il ne nous laissera pas prendre ce risque. Il dit qu’il est trop vieux pour supporter l’opération. Il est furieux. S’il explose ici, parmi ses amis, il aura servi Furlong. »
— « Mais nous ne pouvons pas le laisser s’en aller au hasard et mourir. Cela pourra prendre des mois, et c’est une fin terrible, dans la douleur et le délire. »
Le géant prit un autre diagramme et sourit bizarrement en le montrant au centaure. « Il a choisi la façon dont il préfère en finir. Regarde ça. »
Le diagramme du montage tremblait dans la main de Larry. « Cette fourmilière de malheur est tellement peu sûre qu’elle ne peut permettre à rien ni à personne de sortir sans une « bombe de fidélité ». Regarde-moi ce pauvre Batteur : il est explosif, du cerveau jusqu’à la prostate ! Tu te rappelles Poursuivant Un ? Et le Grand Maître Ode ? Et toutes ces maches tueuses ? Tous étaient également piégés. Comment la fourmilière peut-elle être aussi peu sûre d’elle… et aussi puérile ? »
ARNOLD haussa les épaules. « Je n’emploierais pas le mot " puéril ". Je dirais plutôt " impitoyable ". Ils ne céderont pas d’un pouce. Vois mon cas, et celui des ARNOLD Inférieurs, nous portons tous notre " bombe de fidélité " dans nos gènes : nous dépendons du pain de la fourmilière. »
— « Ce que je supporte le moins dans tout ça, c’est l’absence d’un chef véritable dans la fourmilière. Quelqu’un sur qui on pourrait rejeter tout le mal. » Larry secoua lentement la tête en comprenant le but des nouveaux fils rajoutés au circuit. « Mais je ne peux en vouloir au Batteur. Il s’est laissé prendre dans le système, tout comme toi à un moment. Mais je dois lui rendre cette justice : ce pauvre vieux Néchiffe a quelque chose dans le ventre ! Je ne sais pas si je serais capable de faire ce qu’il va faire. Je ne sais vraiment pas… »
ARNOLD cracha. « Moi si ! La fourmilière mérite bien pire ! J’espère seulement qu’il emmènera le président Furlong avec lui. Ce serait une consolation. »
La ligne de flottaison du canot était haute. Des charges explosives supplémentaires étaient tassées sous les sièges et dans la soute à l’avant. Des paniers de fruits, des crabes Jonah et de la bière glacée étaient amenés par une grue. Une larme coula sur le visage du vieux Néchiffe tandis qu’il coiffait son casque.
« Tu as bien les anneaux dans chaque poche ? »
Le Batteur acquiesça.
« Rappelle-toi, quand tu arracheras ces sutures électriques, cela arrêtera les électrodes dans les batteries de tes jambes. Ça devrait te faire décoller instantanément. Tu te vaporiseras dans l’explosion ; si tu te trouves à proximité du canot, il sera aussi pulvérisé, et cela devrait creuser un sacré trou ! »
Le Batteur, désormais anonyme sous son casque, hocha à nouveau la tête. La visière s’ouvrit soudain. « J’oubliais : la formule chromatographique : LIP TV TM AG TAS GLH. Je vois qu’ARNOLD doit manger du pain aux quinze acides à satiété, mais j’ai fait mémoriser la formule pour plus de sûreté. La leucine est la plus rapide et l’histidine la plus lente. »
Larry sourit. « Merci, Batteur. Cela nous sera d’un grand secours. Nous avons utilisé jusqu’ici une méthode fastidieuse, par électrophorèse. Ce sera plus facile. »
Le Néchiffe resta silencieux, dans sa lourde combinaison, sans pouvoir rien trouver d’autre à dire. Les épouses lui firent des signes d’adieu depuis le pont avant. La grue le descendit dans la petite embarcation et il se mit en route vers le déversoir de l’égout, tout là-bas sur le rivage..
« Retournez en arrière, » dit la voix dans la bouche d’égout. « N’entrez pas. »
Le petit bateau n’écoutait que son passager. Son antenne était restée dans l’atelier de Rorqual. L’obscurité du conduit les engloutit.
« J’arrive, » dit le Batteur. Une petite voix lui répondit, au-dessus de sa tête, dans le conduit de quatre-vingt-dix mètres de diamètre.
— « Fais demi-tour, loyal Citoyen. Tu ne veux pas nuire à la fourmilière ? Ton dossier est tellement exemplaire jusqu’... »
La colère du Batteur s’accrut : « Mon dossier ! » hurla-t-il. « J’ai posé une bombe moléculaire à retardement sur mon fils, et j’ai envoyé mon ami à la mort ! Voilà pour mon dossier ! Et, en guise de récompense, vous m’avez mis une bombe dans le corps. Eh bien, je n’emporterai aucun de mes amis avec moi. Je vais rentrer à la fourmilière pour mourir. Et mes ennemis me suivront ! »
— « Mais nous sommes tes amis ! Cette bombe que tu portes a été conçue dans le but de venger ta mort au cas où les Océanides t’auraient tué. Elle doit exploser après ta mort. »
Le Batteur éclata de rire. « Vous ne renoncez jamais, n’est-ce pas ? C’est au Batteur que vous parlez, le filandier des gènes et des âmes. " Venger ma mort "… vraiment ! Ha ! est-ce aussi pour ça qu’on m’a équipé d’un collecteur optique et d’un déclencheur à distance ? Eh bien, mes amis ont interrompu ce déclencheur. Je n’exploserai qu’au cœur de la fourmilière. »
Furlong balbutia : « Mais vous m’avez donné carte blanche. »
— « Exact, » dit le C.U. « Mais vous avez échoué, et maintenant la fourmilière est en danger. Le Mégajury vous déclare coupable de ce qu’il considère comme un crime abominable. »
— « Vous le leur avez dit ? »
— « Je ne peux pas dissimuler un échec. Les Citoyens ont jugé que votre règne en tant que Bélier a été de la tyrannie. Le verdict est… »
— « Quoi ? Quoi ? »
— « Vous allez prendre la tête d’une Médi-équipe et tenter d’arrêter la bombe… euh !… le Batteur. Si vous réussissez, des vies seront sauvées. Je vous en serai reconnaissant, » dit le C.U.
— « Le succès sera récompensé. Je sais. Appelez l’équipe Méditech-mache. Je suis prêt. »
— « Voici la position du canot d’après les derniers relevés. Il semble se diriger vers les docks. C’est là que se trouvent le chantier naval et mes organes énergétiques. Le canot porte une lourde cargaison de nourriture : fruits, crabes, glace, et autre chose aussi. »
— « Tenez-moi au courant. Je vais essayer de l’intercepter. »
Furlong se rua sur le dock, la sueur perlant à ses tempes. Le quai paraissait désert, à part quelques ouvriers. L’égout, voilé de brume, était jonché d’épaves : carcasses de navires et squelettes de poutres. Une péniche à moteur était amarrée près du chantier naval ; une grue rouillée la déchargeait.
« Qu’y a-t-il, monsieur ? » demanda un travailleur.
Furlong s’essuya le visage et s’efforça de sourire.
— « Avez-vous vu un petit bateau, avec un seul homme à bord ? »
— « Non, monsieur. »
— « Le bateau transporte aussi des fruits, des crabes, de la glace ? »
— « Désolé, monsieur. Mais le brouillard est dense dans l’égout, ce soir. Et nos scrutateurs périphériques sont à nouveau en panne. Un bateau pourrait facilement accoster sans que je le voie. »
Furlong regarda derrière lui pour s’assurer que la Médi-équipe le suivait. Il découvrit un petit tas de glaçons en train de fondre. « Comment cette glace est-elle arrivée ici ? » hurla-t-il.
— « Par la péniche à glace, » répondit une voix dans le brouillard.
Il vit des fruits éparpillés près de l’organe énergétique de la cité. Il se précipita, ramassa une orange qu’il ouvrit avec rage. « Comment ce fruit est-il arrivé ici ? »
— « Par la péniche à fruits. »
Furlong vit des graines. Sa gorge se serra. Un crabe Jonah se renversa sur le dos dans le noir. Ses pattes grattèrent avec frénésie. Il balaya les alentours de son faisceau lumineux.
— « Comment ces crabes sont-ils arrivés ici ? ^ » s’étrangla-t-il.
— « Par le canot du capitaine ! » s’écria le Batteur, émergeant de l’ombre. Il avait les deux mains dans les poches, les pouces sur les anneaux reliés aux électrodes. Il avait retiré son casque. La haine étincelait dans ses yeux.
Furlong s’immobilisa. « Vous voilà ! » Il grimaça un sourire. « J’ai amené la Médi-équipe. Tout le monde est alerté à l’amphithéâtre de la Clinique. Ne vous inquiétez pas. Nous vous sortirons ces bombes du ventre. »
— « J’en suis persuadé, » dit le Batteur avec calme. Il était manifeste qu’il n’avait aucune intention de coopérer.
— « Venez, » dit Furlong. « Cela ne vous servirait à rien d’être rancunier et d’essayer de vous échapper. Vous finiriez par mourir au bout de quelques jours de maladie. Et nous vous trouverions quand même. »
— « Oh ! je n’ai nullement l’intention de m’enfuir. » Il montra les anneaux à ses pouces.
— « NON ! ! »
Les mains sortirent des poches, tirant des fils de suture rouges et humides. Un sentiment de triomphe resplendissait sur le visage du vieux Néchiffe. L’organe énergétique de la cité se fendit dans l’explosion ; il s’en échappa seize cents kiloampères de plasma torodial, à cinquante millions de degrés Kelvin. L’espace d’un moment, le soleil fut présent dans l’égout, tandis que se répandait le combustible atomique et que le gaz ionique se propageait dans une lueur jaune.